Chapitre 28
Si logique que fût son raisonnement, Richard vit qu’il n’avait pas suffi à convaincre Kahlan. Toujours furieuse, elle ne semblait pas disposée à mener un débat courtois sur le sujet.
— Tu as parlé à Zedd de cette… femme ? demanda-t-elle en désignant hargneusement Du Chaillu. Allons, réponds ! Tu dois lui en avoir touché un mot…
Richard comprenait parfaitement la réaction de Kahlan. Même si elle avait été innocente dans l’affaire, il aurait détesté découvrir qu’elle avait oublié de lui parler d’un précédent mari. Son lien avec Du Chaillu était des plus ténus, mais il y avait de quoi perturber sa seule véritable épouse.
Il y avait beaucoup plus grave que cela… Un danger mortel planait sur eux et menaçait le monde. Kahlan devait le comprendre ! Il fallait qu’elle mesure à quel point leur situation était périlleuse.
Et ils avaient déjà perdu trop de temps !
Richard implora les esprits du bien de l’aider à ouvrir les yeux de sa femme – et si possible, sans qu’il soit contraint de lui révéler tout ce qu’il venait de comprendre.
— Crois-moi, dit-il, je ne me souvenais même plus de cette histoire ! Alors, par quel miracle en aurais-je parlé à Zedd ? Et quand ? La mort de Juni nous a empêchés d’avoir une véritable conversation, puis il a inventé son « Cabrioleur » pour nous envoyer accomplir une mission fantaisiste !
— Alors, comment savait-il, pour ton premier mariage ? S’il l’ignorait, pourquoi aurait-il voulu nous monter un bateau ? J’insiste : comment Zedd savait-il que j’étais en réalité ta troisième épouse ? Même en vertu d’une ancienne loi que tu t’es astucieusement empressé d’oublier ?
— Quand il pleut en pleine nuit, as-tu besoin de voir les nuages pour savoir que de l’eau tombe du ciel ? Zedd a senti ses pouvoirs décliner, il en a tiré la conclusion qui s’imposait, et il s’est aussitôt lancé à la recherche d’une solution. C’est comme ça qu’il fonctionne.
— Tu n’envisages même pas qu’il ait été sincère, au sujet du Cabrioleur ? Tout simplement parce que c’est la vérité ?
— Pas un instant ! Kahlan, il faut cesser de nous voiler la face. Refuser de voir la vérité aggrave les choses, parce qu’on fonde ses espoirs sur des mensonges. Et des gens sont déjà morts !
— La triste fin de Juni ne prouve pas que les Carillons sont dans notre monde.
— Il n’y a pas eu que Juni ! Les Carillons ont aussi provoqué la mort du bébé !
— Quoi ?
Hors d’elle, Kahlan recommença à jouer nerveusement avec ses cheveux. Richard ne lui en voulait pas de s’accrocher à la fumeuse théorie du Cabrioleur. Contre le monstre imaginé par Zedd, il semblait y avoir une solution. Face aux Carillons, en revanche…
— Pour commencer, tu oublies ta première femme ! Et maintenant, tu imagines je ne sais quelle catastrophe. Richard, comment peux-tu dire que les Carillons ont tué ce pauvre bébé ?
— Parce qu’ils sont là pour détruire la magie. Et les Hommes et les Femmes d’Adobe ont des pouvoirs !
Bien qu’il menât une vie très simple et très isolée, le Peuple d’Adobe ne ressemblait à aucun autre. Car il était le seul capable de convoquer un conseil des devins pour parler aux morts. Même s’ils ne pensaient pas être des magiciens, l’Homme Oiseau et les anciens avaient l’incroyable aptitude d’appeler un esprit exilé dans le cercle extérieur de la Grâce, de lui faire traverser le voile et de le garder un instant, même très bref, dans le cercle de la vie.
Si l’Ordre Impérial gagnait la guerre, le Peuple d’Adobe, comme tant d’autres, serait massacré parce qu’il contrôlait une forme de magie. À condition que les Carillons le laissent vivre assez longtemps pour ça…
Richard remarqua que Chandalen, à quelques pas de là, les écoutait très attentivement.
— Le Peuple d’Adobe peut communiquer avec ses ancêtres. L’Homme Oiseau et les anciens sont la focale de la magie, mais je suis sûr qu’elle est présente chez chaque membre de la communauté. Tous les villageois risquent d’être victimes des Carillons.
» Zedd a dit que les faibles sont touchés les premiers. J’ai lu la même chose dans le journal de Kolo. Et qui est plus faible qu’un bébé le jour de sa naissance ?
Kahlan caressa la pierre de son collier et baissa les yeux. Elle prit une grande inspiration pour se calmer, concentrée comme si elle tentait de retrouver un peu de logique au milieu de toute cette folie.
— Je sens toujours mon pouvoir, aussi fort que d’habitude. Si tu avais raison, il faiblirait. Et crois-moi, je m’en apercevrais ! Nous n’avons aucune preuve de ce que tu avances. Richard, il ne faut pas tirer de conclusions hâtives. Il y a chaque jour des dizaines de bébés mort-nés. Ça ne prouve rien.
Le Sourcier se tourna vers Cara qui les écoutait toujours en gardant un œil sur la plaine, sur les chasseurs et plus particulièrement sur les Baka Tau Mana.
— Depuis combien de temps ton Agiel a-t-il perdu son pouvoir ? lui demanda-t-il.
La Mord-Sith sursauta comme s’il l’avait giflée. Elle ouvrit la bouche, la referma, puis releva le menton, résolue à jouer la comédie jusqu’au bout.
— Seigneur Rahl, qu’est-ce qui vous permet de dire…
— Pour attaquer Du Chaillu, tu as pris le couteau de Chandalen. Je ne t’ai jamais vue préférer une autre arme à ton Agiel. Et aucune Mord-Sith ne le ferait. Alors, depuis quand ?
— Ces deux derniers jours, seigneur, j’ai commencé à avoir du mal à vous sentir à travers le lien. Au début, j’ai cru que c’était passager, mais c’est devenu de plus en grave. Et c’est le lien, vous le savez, qui confère leur pouvoir à nos Agiels.
La nervosité de Cara s’expliquait enfin. Pour une Mord-Sith, sentir le lien disparaître devait être pis que tout. Car ces femmes vivaient pour leur seigneur, dont elles captaient la présence à distance, tant qu’il n’était pas vraiment très loin d’elles.
Les yeux rivés sur les nuages, Cara se racla la gorge. Richard vit des larmes perler à ses paupières.
— Seigneur, quand je touche mon Agiel, je ne sens plus rien.
Il fallait être une Mord-Sith pour pleurer la disparition d’une magie aussi cruelle. Chaque fois qu’elle touchait son arme, Cara souffrait atrocement. Hélas, le sens du devoir et l’impitoyable formation de ces femmes en avaient fait des êtres à part.
— Mais je vous reste loyale, et je ne reculerai devant rien pour vous protéger ! La perte de son pouvoir ne change rien pour une Mord-Sith !
— Et l’armée d’Harane ? soupira Richard, accablé par l’étendue du désastre. Le lien est le garant de la fidélité de mes soldats. Jagang approche, et sans nos forces…
Le lien, un pouvoir qu’il avait hérité de son ascendance Rahl, avait été créé pour protéger les D’Harans de ceux qui marchent dans les rêves. Si Jagang perdait sa magie quelque temps après que celle de Richard eut disparu, la catastrophe serait encore pire.
Le Cabrioleur de Zedd était d’ailleurs lui aussi censé s’attaquer à la magie. Quand il voulait faire gober un mensonge à quelqu’un, le vieux sorcier inventait toujours une histoire assez proche de la réalité…
Il fallait que Kahlan comprenne. Mais elle ne semblait pas en prendre le chemin.
— Richard, même si les soldats ne sentent plus le lien, ils te resteront loyaux. Dans les Contrées du Milieu, la plupart des gens sont depuis toujours fidèles à la Mère Inquisitrice, et ils n’ont aucune connexion magique avec elle. Les D’Harans croient en toi parce que tu leur as prouvé ta valeur, et qu’ils savent que tu reconnais la leur.
— C’est exact, confirma Cara. L’armée ne vous abandonnera pas, parce que vous êtes son vrai chef. Comme moi, les soldats sont prêts à mourir pour vous.
— Ce que tu dis me touche, Cara, mais…
— Vous êtes le seigneur Rahl : la magie qui combat la magie. Nous, nous sommes l’acier qui affronte l’acier. Et il en sera toujours ainsi.
— Tout le problème est là, justement ! Je ne serai plus en mesure d’affronter la magie. Que ce soit à cause du Cabrioleur ou des Carillons, elle cessera de fonctionner !
— Dans ce cas, vous trouverez un moyen de la restaurer. Le seigneur Rahl est capable de tout.
— Richard, intervint Kahlan, selon Zedd, les Sœurs de l’Obscurité ont invoqué le Cabrioleur, et c’est lui la cause du problème. Tu n’as aucune preuve que les Carillons soient impliqués. Accomplissons la mission dont nous a chargés ton grand-père, et tout rentrera dans l’ordre. Pour ça, nous devons regagner au plus vite Aydindril.
— J’aimerais que ce soit si simple, mais hélas, il en va autrement.
Même si c’était la seule solution pour qu’elle comprenne, Richard ne pouvait toujours pas se résoudre à tout dire à son épouse.
Dont la patience commençait à s’épuiser !
— Si Zedd dit que c’est le Cabrioleur, pourquoi t’accroches-tu à ton idée au sujet des Carillons ?
— Tu veux le savoir ? Alors, réfléchis un peu à ça ! Ma grand-mère, la femme de Zedd, a un jour raconté à sa fille l’histoire d’un chat nommé « Cabrioleur ». Des années plus tard, ma mère m’a parlé de ce chaton acrobate pour me consoler d’un bobo sans gravité. Zedd ne l’a jamais su, bien entendu, parce que je ne lui racontais pas tout ce qui m’arrivait, surtout quand ça avait aussi peu d’importance.
» Quand il a voulu nous cacher la vérité, ce nom, « Cabrioleur », est sans doute le premier qui lui soit passé par la tête. Lorsque tu l’as entendu pour la première fois, tu ne l’as pas trouvé un peu saugrenu, pour un monstre ?
Kahlan croisa les bras et eut une moue qui en disait long.
— J’ai cru être la seule à trouver ça bizarre, avoua-t-elle. Mais ça ne prouve rien. Et ton histoire de chat peut être une coïncidence.
Richard était sûr qu’il s’agissait des Carillons. Exactement comme il avait su, pour le poulet qui n’en était pas un. Et il aurait donné cher pour que Kahlan le croie sur parole.
— Que sont ces « Carillons » ? demanda soudain Cara.
Richard détourna la tête et contempla sombrement l’horizon. Il ne savait pas grand-chose, mais le peu qu’il avait appris lui glaçait les sangs.
— L’Ancien Monde voulait en finir avec la magie, comme Jagang aujourd’hui, et sans doute pour la même raison : régner plus facilement par l’épée. Le Nouveau Monde, lui, entendait que la magie survive. Pour vaincre, les sorciers des deux camps ont fabriqué des armes abominables.
» Certaines, comme les mriswiths, étaient à l’origine des hommes et des femmes comme vous et moi. En utilisant la Magie Soustractive pour leur retirer des caractéristiques, et l’Additive pour leur en ajouter d’autres, les sorciers ont donné naissance à des monstres. Chez d’autres cobayes, ils ont simplement instillé des pouvoirs très particuliers.
» Je crois que ceux qui marchent dans les rêves appartiennent à la deuxième catégorie : des êtres humains normaux avec des capacités hors du commun. Jagang est le descendant direct de ces « armes vivantes » imaginées pendant l’Antique Guerre. Mais aujourd’hui, il n’est plus un simple outil…
» Contrairement à lui, qui cherche à éliminer notre magie pour mieux imposer la sienne, les habitants de l’Ancien Monde désiraient sincèrement éradiquer toutes les formes de pouvoir. Les Carillons furent conçus pour cette unique tâche. Ils viennent du royaume des morts, où règne le Gardien. Comme l’a dit Zedd, un fléau pareil, lâché sur notre monde, ne menace pas seulement la magie. La vie elle-même est en danger !
— Il a ajouté qu’Anna et lui régleraient le problème, rappela Kahlan.
— Dans ce cas, pourquoi nous a-t-il menti ? Il aurait pu nous faire confiance, non ? S’il peut résoudre le problème, dire la vérité ne lui aurait rien coûté. Non, ce n’est pas si simple, j’en suis sûr…
— Nos guerriers auront vite fait d’égorger ces vermines, et…, intervint Du Chaillu après un long, et plutôt miraculeux, moment de silence.
— Tais-toi ! coupa Richard en lui plaquant deux doigts sur la bouche. Du Chaillu, pas un mot de plus sur ce sujet ! Tu ne sais pas de quoi tu parles, ni quel désastre tu risques de provoquer !
Quand il fut sûr que la femme-esprit lui obéirait, le Sourcier se détourna de nouveau pour contempler le ciel qui s’éclaircissait vers le nord, en direction d’Aydindril. Certain d’avoir compris ce qui se passait, il n’avait plus envie de débattre, mais de réfléchir. Pour affronter les Carillons, il devait fourbir ses armes.
Alors qu’il parcourait le journal de Kolo, à la recherche d’informations bien précises, il était tombé sur des passages qui évoquaient les Carillons – au milieu d’un flot d’autres phénomènes. À l’époque, les sorciers envoyaient sans cesse des rapports à la Forteresse sur les menaces qui apparaissaient chaque jour, toutes plus inquiétantes les unes que les autres.
Quand il les trouvait particulièrement intéressantes, Kolo commentait certaines de ces nouvelles sans jamais en faire un compte rendu exhaustif. Après tout, il s’agissait de son journal intime, pas d’une œuvre destinée à être lue. Il se bornait donc à mentionner telle ou telle information – souvent très allusivement – et à ajouter des commentaires pas toujours évidents à comprendre. Du coup, Richard devait se contenter de données lacunaires et d’opinions forcément très subjectives…
Lorsque quelque chose l’effrayait, Kolo donnait davantage d’informations, car il couchait sur le papier les raisonnements qui lui semblaient devoir mener à une solution. À un moment, les Carillons l’avaient beaucoup inquiété, et il s’était montré inhabituellement prolixe à leur propos.
Richard se souvint qu’il mentionnait même le nom du sorcier chargé de régler le problème. Un certain Ander, dont le prénom lui échappait.
Ce sorcier était surnommé « la Montagne » certainement parce qu’il était très grand. À l’évidence, Kolo ne l’aimait pas, et il se référait souvent à lui en l’appelant « la Taupinière ». Entre les lignes, Richard avait cru comprendre qu’Ander n’était pas vraiment du genre modeste.
Dans un passage, Kolo s’indignait que les gens soient incapables d’appliquer la Cinquième Leçon du Sorcier : « Fiez-vous aux actes des autres, pas seulement à leurs paroles, parce que leurs actes les trahissent, chaque fois qu’ils mentent. »
Kolo déplorait qu’on ait omis de passer la personnalité d’Ander au crible de cette Cinquième Leçon. Ainsi il aurait été facile de voir que cet homme se souciait exclusivement de lui même et n’accordait aucune importance au bien-être de la communauté.
— Vous ne nous avez toujours pas dit ce que sont les Carillons, seigneur, insista Cara.
Richard sentit la brise faire voleter ses cheveux et gonfler sa cape, comme si elle voulait l’inciter à se remettre en chemin. Mais vers où ? Une question capitale… dont il ne connaissait pas la réponse.
Des insectes tourbillonnaient dans l’air autour des hautes herbes. Très loin à l’est, des vols d’oies – reconnaissables à leur formation en « v » – filaient vers le nord.
Richard n’avait jamais pensé sérieusement aux Carillons avant le jour du mariage. Zedd ayant affirmé que c’était un problème secondaire, il ne s’était pas appesanti dessus.
Plus tard, après avoir trouvé le poulet déchiqueté, devant la maison des esprits, il s’était posé de nouveau des questions sur ce sujet. La mort de Juni, puis les apparitions répétées du poulet maléfique l’avaient incité à puiser dans sa mémoire toutes les informations qu’il avait pu y stocker. Même s’il n’avait jamais prêté une attention particulière aux passages du journal qui traitaient des Carillons, ils devaient être en partie gravés dans son esprit – l’effet d’une concentration intense parfois très proche d’une transe.
— Les Carillons, dit-il enfin, sont de très anciennes créatures nées dans le royaume des morts. Pour les invoquer dans notre monde, il faut déchirer le voile – ou leur faire traverser le cercle extérieur de la Grâce, si vous préférez. Étant originaires du royaume des morts, les Carillons sont issus de la Magie Soustractive, et leur présence dans notre univers est un facteur immédiat de déséquilibre. La magie a un besoin vital d’équilibre. Pour exister dans notre monde, les Carillons doivent se gorger de Magie Additive, justement pour établir cet équilibre. Ce faisant, ils volent les pouvoirs de tous nos sorciers et des créatures magiques.
Très loin de se voir comme une adepte de la magie – qu’elle abominait –, Cara parut encore plus perplexe qu’avant d’avoir posé sa question. Richard n’aurait su l’en blâmer. Il n’était pas sûr de comprendre lui-même ce qu’il venait de dire, et il n’aurait pas juré que c’était exact…
— Comment s’y prennent-ils ? demanda la Mord-Sith.
— Imagine que le monde des vivants est une barrique d’eau. Les Carillons sont un trou d’où on vient de retirer le bouchon. Quand toute l’eau se sera écoulée, le bois séchera, la douelle rétrécira, et tu n’auras plus qu’une sorte de coquille vide. Bref, quelque chose qui aura l’air d’une barrique, mais qui n’en sera plus une.
» Par leur simple présence, les Carillons vident notre monde de sa magie. Mais ils ne sont pas un simple « trou ». Ce sont aussi des créatures, avec une volonté propre, et une soif de sang inextinguible.
» Leur pouvoir, conféré par le Gardien, leur offre la possibilité de prendre l’apparence de ceux qu’ils assassinent. Comme le poulet, par exemple. Sous leur nouvelle forme, ils conservent hélas toute leur magie. Quand j’ai tué le poulet avec une flèche, le Carillon qui le possédait a simplement fui ce faux corps devenu inutile. Le véritable oiseau de basse-cour gisait depuis le début derrière le muret. Le Carillon avait emprunté son apparence pour nous épier et nous défier.
— Dois-je comprendre que n’importe lequel d’entre nous pourrait être un Carillon ? demanda Cara, de plus en plus inquiète.
— D’après ce que je sais, ces créatures n’ont pas d’âme. Donc, elles ne peuvent pas se « déguiser », en être humain. À l’inverse, Jagang, qui a une âme, doit prendre possession d’un être pensant. Lui, il ne peut pas se faire passer pour un animal…
» Quand les sorciers de jadis ont transformé des personnes pour en faire des armes, le résultat de leurs manipulations conservait une âme – un moyen de le contrôler, au moins jusqu’à un certain point. Les Carillons, une fois lâchés dans notre monde, échappent à toute surveillance. C’est pour ça qu’ils sont si dangereux. Autant vouloir parlementer avec la foudre !
— Au moins, dit Cara, nous n’avons pas à nous méfier des êtres humains. (Elle leva les yeux vers le ciel.) Mais une des alouettes qui volent au-dessus de nous pourrait-elle être un Carillon ?
— J’en ai peur, répondit Richard. Tous les animaux sont susceptibles d’être possédés. Mais il y a pis… (Le Sourcier désigna le sol.) Tu vois cette flaque d’eau, à tes pieds ? Un Carillon pourrait s’y cacher, car l’un d’entre eux est très lié à l’élément liquide.
Cara étudia la flaque puis recula d’un pas.
— Vous pensez que le Carillon qui a tué Juni était caché dans l’eau ? Pour mieux le traquer ?
Richard regarda brièvement Chandalen, puis il hocha la tête.
— Les Carillons se tapissent dans les coins obscurs. Ils aiment les fissures de rocher, la surface des cours d’eau… Enfin, c’est ce que j’ai déduit des écrits de Kolo. Tout ce qui ressemble à une frontière entre deux éléments leur est propice. L’un d’eux, ou peut-être plusieurs, se cache dans le feu et peut se déplacer par le biais des étincelles.
Le Sourcier regarda Kahlan, qui devait se souvenir comme lui de la manière dont la maison des morts où reposait le corps de Juni avait pris feu.
— Quand ils sont en colère, ou dépités, il leur arrive d’incendier un endroit pour se défouler.
» On dit que certains sont si beaux qu’ils vous en coupent le souffle -définitivement ! Ils sont à peine visibles, jusqu’à ce qu’on les regarde, leur conférant ainsi de la substance. Kolo affirme que la victime, à ce moment-là, les modèle en partie en fonction de ses désirs les plus profonds, ce qui les rend irrésistibles. C’est sans doute comme ça qu’ils parviennent, par la séduction, à pousser les gens au suicide.
» C’est peut-être ce qui est arrivé à Juni. Fasciné par une apparition incroyablement belle, il a abandonné ses armes, oublié jusqu’à son bon sens et poursuivi une chimère jusque dans l’eau où il s’est noyé.
» Les Carillons veulent aussi être adorés. Venant du royaume des morts, ils partagent le désir de vénération du Gardien. On dit même qu’ils protègent parfois ceux qui leur vouent une foi aveugle. Mais cela revient à marcher sur une corde raide. Selon Kolo, cela les apaise. Hélas dès qu’on cesse de se prosterner devant eux, ils deviennent agressifs.
» La chasse, voilà ce qu’ils préfèrent ! Ils prennent des humains pour cibles et se montrent impitoyables. Pour tuer le feu est leur arme favorite.
» La traduction littérale du nom qu’on leur donne en haut d’haran serait les « Carillons de l’apocalypse », ou, plus simplement, « de la mort ».
Du Chaillu fulminait en silence. Les autres Baka Tau Mana parvenaient à rester impassibles et presque décontractés, mais une ombre de tension, dans tout leur corps, indiqua à Richard que c’était de la comédie.
— Les deux expriment très bien l’idée générale, soupira Cara.
— Mère Inquisitrice, intervint Chandalen, tu ne crois pas à cette théorie, n’est-ce pas ? Pour toi, c’est Zedd qui a raison, et pas Richard Au Sang Chaud ?
Kahlan croisa le regard du Sourcier avant de répondre.
— L’explication du sorcier est très similaire à celle de Richard, dit-elle, son agressivité envolée. Elle paraît plus logique, mais le danger n’en est pas moins grand pour autant. La seule différence, c’est qu’il existe une solution, et qu’elle nous impose de retourner au plus vite en Aydindril. Je regrette de donner tort à Richard, mais je pense que Zedd a dit la vérité.
— Si tu savais comme j’aimerais être de ton avis ! s’exclama le Sourcier. Parce que dans ce cas, il suffirait de casser une bouteille pour régler le problème ! Kahlan ce sont bien les Carillons, et Zedd a voulu nous mettre à l’abri pendant qu’il tenterait de les renvoyer dans le royaume des morts.
— Le seigneur Rahl est la magie qui affronte la magie, rappela Cara. S’il dit que ce sont les Carillons, il doit avoir raison.
La Mère Inquisitrice soupira de frustration.
— Richard, tu es certain d’être dans le vrai, et Cara est tentée de te croire parce qu’elle a peur que ce que tu dis soit exact. Puisque cette éventualité te terrorise, tu lui accordes plus d’attention qu’elle n’en mérite.
Une référence évidente à la Première Leçon du Sorcier… Kahlan suggérait que Richard gobait ses propres mensonges…
Le Sourcier frissonna en voyant une inébranlable certitude briller dans les yeux verts de sa femme.
Il avait besoin de son aide. Sans elle, il ne triompherait pas de cette épreuve-là.
Bref, il n’avait plus le choix. Faisant signe aux autres d’attendre, il passa un bras autour des épaules de Kahlan et l’entraîna un peu à l’écart, hors de portée d’oreilles de leurs compagnons.
Kahlan devait le croire ! Et pour cela, il ne pouvait plus reculer.
Oui, il allait tout lui dire.